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Photo du rédacteurEva Baldaras

Chapitre 9 : Finlay

Avant de passer cette porte que je me suis empressé de rejoindre, je jette un œil dans la salle en quête de celui que je dois éviter. Mon regard glisse sur les invités indifférents à ce qui se joue. Nulle trace de Lachlan. J’espère qu’il n’est pas trop tard ! Je le cherche dans la foule, en vain. Pourtant, je ressens sa présence, froide et étouffante. Une sensation qui me fige, m’empêche d’avancer, de me lancer au secours de celle dont je perçois les cris.


Non. Il ne m’aura pas. Je suis courageux. Je suis sorti de ma tombe. Le plus dur est fait.


Un énième appel au secours résonne, je lutte pour garder Gigy dans mon esprit.


Elle a besoin de moi.

Et moi, j’ai besoin d’elle. Je ne veux pas la perdre. Pas maintenant que j’ai découvert à quel point elle est importante dans le cœur que je n’ai pourtant plus.


Soudain, des mots attirent mon attention.

Des murmures remontent de la cave. Ceux qui me délivrent de la crainte que m’inspire le nécromancien.

Un rire glacial me parvient, puis une voix familière et irritée. Je tends l’oreille, essayant de capter la conversation en-dessous.

— Lachlan, tu es un grand malade !

Ma respiration, toute théorique, se coupe.

C’est Gigy. Sa voix tremblante me comprime le cœur. Il ne m’en faut pas plus pour m’armer de courage.


Sans plus attendre, je glisse enfin à travers la porte, avec une énergie qui me surprend. Flottant sur les marches froides, je ne sens plus mon enveloppe spectrale. Mon esprit tout entier est tourné vers elle. À mesure que je m’approche, j’ai l’impression que son souffle d’air glacial se mélange au mien.

Un courant me traverse soudain, ravivant mes forces.


Au détour d'un couloir lugubre, une grille métallique apparaît. Les barreaux luisent de magie noire, grouillent de miasmes et de filaments putrides. Derrière eux, Gigy est assise, les yeux rivés sur le sol, les poings crispés. À côté d'elle, Nora murmure des mots rassurants, bien que son visage trahisse une peur intense.

Une grille, pour les empêcher de sortir. Une grille, recouverte d’une barrière d'énergie.

Je ne peux plus attendre. Mon cœur cogne fort. Invisible mais brûlant.


— Gigy ! Nora ! crié-je dans l’espoir qu’elles m’entendent.


Gigy lève immédiatement les yeux, les prunelles hantées et agrandies par la peur. Elle me fixe, incrédule. Ses yeux papillonnent partout dans la pièce.


Quelque chose se serre à la place de ma poitrine.

Elle ne me voit pas. Elle ne m’entend pas.


Mais, elle sent ma présence. Je le sais. Je l’ai remarqué à plusieurs reprises depuis la fête.


À cet instant, un bruit de pas retentit derrière moi. La silhouette du nécromancien se dessine dans l’ombre. Son sourire cruel se découpe dans la pénombre.

— Oh, voyez-vous ça, notre petit héros est finalement venu sauver sa dulcinée, ricane-t-il, ses yeux étincelant d’une lueur sadique.

Mon premier instinct est de fuir, mais je serre les poings et le regarde, droit dans les yeux, même si mon essence vibre de peur. J’ignore pourquoi je ressens quelque chose quand je le croise.

Il me voit ?

— Libère-les. Elles n’ont rien fait pour mériter ça, lui ordonné-je.

Lachlan tourne autour de moi, je lui fais face. Il éclate d’un rire sec qui rebondit sur les murs humides de la cave.

Il m’entend.

— Qui aurait cru qu’un spectre aussi insignifiant pourrait avoir une âme aussi… audacieuse, raille-t-il en s’approchant de moi. Mais sache ceci, Fin : tous ces fantômes sont ici parce qu’ils m’appartiennent désormais.

Il fait la moue, puis ajoute :

— Tu ferais mieux de retourner dans ta tombe avant que je décide de t’ajouter au menu de ce soir.

Mon corps tremble, la peur tentant de reprendre le dessus. Il m’a appelé par mon prénom ?

Pourquoi…

Une seule pensée me fait résister : Gigy.

— Je ne bougerai pas. Il faudra passer… sous moi… Je ne … On se connaît ?


Il s’approche, et sa voix se fait mielleuse. Je reste cloué sur place, en lévitation. Vingt centimètres nous séparent. Je sens son souffle chaud. Je peux presque humer son odeur pestilentielle.

Celle qui me rappelle… quelque chose de lointain.


— Oui, c’est ça, Finlay. Regarde-moi bien. Tu le sens toi aussi ce lien entre nous ? Souviens-toi !

Les yeux de Gigy s’écarquillent, passent du nécromancien au vide devant elle, puis sur le côté. Elle frissonne.

— F…Fin ? arrive-t-elle à articuler.


Mon souffle se coupe, laissant échapper un petit vent froid qui atteint celle que je porte dans mon âme. Elle ferme ses paupières comme pour me ressentir, tout en murmurant mon prénom. Une chaleur m’emporte dans un tourbillon de bonheur inattendu, alors que je suis, nous sommes, dans une mauvaise posture.


Je l’observe pendant un moment, puis, me souviens qui se tient devant moi.

Le nécromancien.


Je le fixe. Il lève un sourcil. Ses pupilles ne me quittent pas et suivent le mouvement de mon enveloppe qui, à présent, bouge de gauche à droite.

Il me voit, bien sûr qu'il me voit.

Pourtant, tout à l’heure quand je suis tombé nez-à-nez avec lui, au cimetière, alors que je sortais de ma tombe, il ne m’a pas aperçu. Alors, pourquoi maintenant ? À moins qu’il n’ait fait semblant ?


Le vampire de tout à l’heure m’a permis de revigorer mon énergie. Ou alors, Lachlan a ce pouvoir… celui de… notre connexion. Ce lien que j’ai ressenti à plusieurs reprises en regardant son manoir…


Quelque chose me traverse de part en part. Un éclair.


Je bats des cils, puis, une sensation surprenante m’envahit. J’ai l’impression que mon esprit s’ouvre comme par magie, déchirant ce voile qui l’a tenu emprisonné tant de temps. D’abord, c’est le flou, la confusion. Un souvenir brumeux d’ombres et de voix. Des murmures. Des conversations.


Puis tout s’éclaire en un flash brutal.


Ce visage… ces yeux perçants, ce sourire glacial. Des scènes de ma vie, que j’avais oubliées : les heures passées à apprendre, à reconnaître, à suivre ses instructions afin de reconnaitre et sentir les forces spirituelles, mon désir d’approbation, le poids de ses promesses…

Le poids de ses promesses jamais tenues.


Un tsunami me traverse.


Lachlan, c’est lui. Il m’a façonné pour que je devienne comme lui. Il m’a entraîné. Il me poussait toujours plus loin, afin que je bascule du mauvais côté de la frontière. Que j’utilise l’énergie des spectres au-delà de ce qu'ils sont capables de donner, au-delà de la mort. Comme lui.

Mais, au moment où je lui ai fait part de mon souhait de ne pas passer du côté des forces obscures… il m’a trahi.


Maintenant, je comprends. Je comprends tout.


C’est lui… c’est lui qui m’a condamné dans cette tombe sans mémoire. Emprisonné dans un oubli éternel.


Mon palpitant, ou ce qu’il en reste, se comprime sous l’intensité de ce que je ressens : sa trahison.

Il m’a assassiné et m’a ensorcelé. Il m’a réduit au silence tous les jours de ma mort.


— Tu… Tu m’as tué, articulé-je d’une voix tremblante.


Il esquisse un sourire, sans mot dire. Il s’avance. Jouant la carte de la tendresse. Je reste toujours immobile. Dix centimètres nous séparent.


— Fin, je n’ai fait que te libérer des chaînes d’une vie… dénuée de sens. Tu n’étais rien sans moi, tu le sais. Et tu étais… comme un fils. C’est toi qui m’as trahi ! termine-t-il en levant les paumes au ciel.


Je flotte à reculons. La nausée m’envahit, même si dans l’absolu, c’est impossible.


De nouveaux souvenirs reviennent. Plus clairs. Plus violents.


Je l’avais cru. Je l’admirais. Tout ça, son personnage, n’ont été qu’une façade. Il m’avait dit qu’il comprenait mon souhait. Qu’il allait m’aider à devenir meilleur. Que lui-même allait devenir un bon nécromancien.


Il m’a menti. Il m’a assassiné. Il a utilisé la magie noire pour effacer mes souvenirs, me rendant incapable de me rappeler qui j’étais vraiment. M’empêchant de parler aux autres fantômes, pour vivre ma mort comme les autres.


Une pénitence, à perpétuité, jusqu’à ce que je passe dans l’Oubli.

Définitivement.

Éternellement.


Il poursuit, d’une manière calme qui ne me dit rien qui vaille.


— Tout ce que tu as fait, tout ce que tu es devenu, c’est grâce à moi. Je t’ai offert la puissance, la connaissance. Tu as été ingrat. Je t’ai recueilli alors que tes parents étaient morts. Je t’ai tout appris. Et, tu as été ingrat, indigne de moi.


Il m’étouffe, je tremble.


Gigy m’appelle. Elle se tient devant moi, derrière la barrière qui l’emprisonne. Ne cesse de trembler, de regarder partout pour m’apercevoir.


Mais, elle ne me voit toujours pas. Ça m’attriste, me rend très malheureux.


Sa lumière, sa voix douce et sincère, sa bienveillance. Cette fantômette a été la seule véritable présence dans ma mort. Celle qui n’a cessé de me ramener à la vie, d’une certaine manière. La seule à faire attention à moi. La seule à croire en moi, alors même que je refusais de sortir de ma tombe.


Parce que Lachlan avait pris ma mémoire. Et sans souvenirs à partager, sans histoire à raconter, ni personne à retrouver dans l’au-delà, à quoi ça m'aurait servi de sortir de la tombe, de discuter avec eux, sans pouvoir même leur dire qui j’étais ?


Gigy est la seule à éveiller cette émotion en moi. Celle qui m’a réveillé. Un amour dont je ne mesurais pas l’ampleur. Jusqu’à cet instant.


Je rassemble mes dernières forces, tandis que j’éprouve un regain d’énergie, porté par son amour; à présent, elle ne cesse de prononcer mon prénom. Pour me ramener à la vie. Toujours et encore.


Tout à coup, sa bouche reste entrouverte. Ses yeux me fixent.

Vraiment.


Pour la première fois, mon reflet commence à apparaître sur le mur. Quelque chose…. Un petit quelque chose… de moi. Si j’avais un cœur, je le sentirais partout dans mon corps, tant il battrait vite.


— Non… murmuré-je à mon ex-mentor, plus courageux que jamais. Non, tu m’as brisé. Tu m’as volé… Tu m’as lié à cette terre, à ce cimetière. Je suis resté parce que je n’avais plus de mémoire, plus d’âme pour me rappeler qui j’étais. Sans elle… je…


Je rive mon regard à celui de Gigy. Elle me sourit, elle pleure ? J’ignore si elle m’entend. C’est une véritable torture.


Notre amour est banni.

Interdit.

Rien n’est possible entre nous.

Rien ne le sera jamais.


Je poursuis, un mal-être puissant parcourant mes veines disparues. Si j’étais vivant, je suffoquerais de douleur.

— Sans elle, je n’aurais même pas eu cet espoir de pouvoir vivre ma mort, comme n’importe quel fantôme…

Mort que je ne vivrai jamais, je le devine.


Le visage de Lachlan se tord sous l'effet d'une rage froide. Ses yeux, d'un noir profond, se durcissent, jetant des éclairs sombres qui semblent brûler de l'intérieur. Sa mâchoire se crispe, les muscles de son cou se tendent et un rictus cruel étire ses lèvres charnues. Des rides profondes se forment autour de ses yeux. Ses cernes augmentent de volume. Sa voix, lorsqu’il parle, est basse, presque sifflante. Sa haine déchire l’air tel un coup de canon. Il donne l’impression d’être prêt à incendier tout ce qui l’entoure pour imposer son pouvoir. Mais cette fois, il ne m’aura pas.


Cette fois, je n’ai plus peur.

Parce que désormais, l’amour me porte. Pour la première fois de ma mort.


— Elle… Ce petit spectre sans importance, celle qui gaspille son existence en futilités ? Je pourrais la torturer plus que les autres. Tu sais ce dont je suis capable, Fin…


Je sens mes dents d’antan se serrer si fort qu’elles transpercent mes gencives disparues. Mes doigts fantômes blanchissent sous l’effet de la pression de mes poings imaginaires. Poussé par une impulsion incroyable, je me jette vers Lachlan. Mais sous l’effet de mon manque de force, je vacille. Mon énergie m’abandonne lentement.


— Elle n’est pas sans importance ! Elle est toute ma lumière, ma raison de ne pas sombrer dans l’Oubli. Ma seule raison de vibrer encore, même si je ne suis qu’un fantôme perdu sans passé. Épargne-la, Lach’, en souvenir de ce père que tu voulais être pour moi.


Le nécromancien se fige quand je prononce le surnom affectueux que je lui attribuais jadis.


Gigy parle et parle encore, toujours, de plus en plus fort. Bientôt rejointe par Nora, et d’autres fantômes qui se trouvaient à l’écart et qui s’approchent d’elles. Je sens quelque chose qui se bouscule en moi, me porte, me redonne de l’énergie.


Lachlan secoue la tête et semble savourer mon désespoir l’espace de quelques secondes. Puis, il soupire, avec un air paternel faussement peiné.

— Eh bien, je te donne une chance. Trouve la force de m’affronter… si tu peux, me dit-il d’un ton narquois. Non ? Quelle déception, une fois encore.


Le monde autour de moi semble disparaître. Quand soudain, les cris de Gigy, me rappellent :

— Fin ! Fin ! Je sais que tu es là. N’abandonne pas ! Fin, je… je t’aime, Fin !


Mon cœur, celui qui n’existe plus, bat la chamade. Les autres fantômes continuent de parler, dans un brouhaha constant dans lequel je distingue parfois mon prénom.

Ce simple appel ravive un instant mon essence, telle une étincelle au cœur d’un feu presque éteint. Je serre mon amour pour elle comme un talisman, refusant de sombrer. Luttant, pour absorber toute cette énergie que les fantômes me permettent d’emmagasiner.


— Gigy… murmuré-je.


Lachlan lâche un rire effroyable, puis lève une main sur moi. Sa bouche s’ouvre puis j’entends une incantation ancienne. L’atmosphère devient encore plus oppressante. Les cris des fantômes envahissent à présent la pièce. Le nécromancien n’en a cure.

Son regard se charge d’une cruauté sans égale, des mots continuent à s’échapper de sa bouche. Je ne devrais pas l’écouter, mais il faut que j’entende les paroles des fantômes, car ils m’offrent de l’énergie dont j’ai besoin.

Pour sauver Gigy et toutes ces âmes perdues.


Une douleur vive m’assaille. Puissante. Insoutenable. Les pires souvenirs de mon passé surgissent dans mon esprit.


Tandis que je tente de me débattre, de le contrer comme je peux, Lachlan m’adresse un sourire froid.


Il me chuchote :

“Si tu penses pouvoir t’échapper, alors tu n’as rien compris. Nous sommes liés, toi et moi… pour l’éternité.”


Le monde vacille autour de moi. La Terre tourne à l’envers. Mon ombre, qui flotte sur ce mur, commence à disparaître, alors que je ferme les yeux. À bout de forces.


J’ai l’impression de m’écraser sur cette pierre grise froide.


J’ai l’impression que… je meurs… une nouvelle fois.


Que mon cœur, inconsistant, ralentit ses pulsations, pour s’éteindre en silence.


Définitivement.


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