J’aurais dû bouger. Faire quelque chose. Empêcher ce désastre. Essayer, au moins.
Les cris de Gigy déchirent encore ce qui reste de mon âme.
Même dans l’affolement et la peur, elle pensait encore à ses amies.
Et moi… et moi je suis resté impuissant. Quelle stupidité, quelle lâcheté.
Qu’est-ce que j’avais à perdre? Rien. Si, elle… Je l’ai perdue, elle.
Et si je ne fais rien, je ne la retrouverai jamais.
Cette seule pensée me révulse et me pousse plus loin dans le cimetière où les fantômes épargnés par la rafle du nécromancien se lamentent et tremblent dans leur coin. Ils ne feront rien, bien trop peureux qu’ils sont.
Je réalise soudain que j’étais l’un d’eux. Une force incroyable me surprend.
C’est fini. Gigy mérite qu’on la tire des sales pattes de ce monstre qui joue avec les âmes sans vergogne. Elle mérite de vivre sa vie de fantôme, d’illuminer encore cet endroit… S
ans elle, je ne suis vraiment plus rien.
Sans elle, je ne vibre même pas.
Je m’étiole.
Tout s’éclaire enfin.
Nom d’un fantôme, c’est évident ! Je suis amoureux.
D’elle.
De son sourire.
De sa joie de vivre.
De cette présence qu’elle offre à tous, sans rien attendre en retour. A-mou-reux.
Ce sentiment me galvanise.
Ni une ni deux, je me glisse entre les tombes en direction de la sinistre bâtisse, d’où s’échappent toujours musique et brouhaha de conversations. Même si mon corps n’est plus qu’une vague réminiscence, j’ai l’impression de sentir un filet de sueur froide dévaler mon échine, tandis que je flotte au-dessus du chemin et parviens jusqu’aux fenêtres ouvertes.
À l’intérieur, une foule compacte de surnats, plus ou moins endimanchés, discute et se gave de petits fours ou de verres de sang frais. Je n’ai pas le temps de me demander où ils s’en sont procuré, mais je trouve ça révoltant. En d’autres temps, j’aurais flippé de voir tous ces vampires aux dents longues et aux traits blafards, mais je n’ai rien à craindre d’eux.
Du nécromancien, en revanche…
Ne pas penser à lui. Ni de toutes ses brèches de souvenirs qui me soufflent qu’il existe un dénominateur commun entre le nécromancien et moi.
Gigy a toute mon attention et tout mon courage. Pour elle, je déplacerais les montagnes s’il le fallait. Au-delà de ma mort.
Je fais un tour rapide de la bâtisse, me demandant bien où ce monstre a enfermé ses proies.
Soudain, des lamentations remontent du sol par des soupiraux à moitié cachés par la végétation qui grimpe le long des murs. Des voix que je reconnais bien et qui serrent mon ombre de cœur.
Je racle mon inexistante gorge à la recherche d’un filet de voix.
— Gigy ? Nora ?
Pas de réponse. Je tente plus fort :
— Gigy, c’est moi, ton voisin. Je suis venu vous aider.
Elles ne m’entendront pas. Tout comme mon enveloppe, mon timbre n’a aucune consistance. Ma voix se perd dans le vent qui se lève.
Je dois descendre. Coûte que coûte. Mais inutile d’essayer par là, le nécromancien a apposé je ne sais quel truc magique. Dès que j’essaie de glisser ne serait-ce qu’une parcelle de moi, je suis repoussé sur-le-champ.
Me maudissant d’avoir été si … nul, je décide de trouver l’entrée de la cave où il les a enfermées et sans doute entravées puisqu’elles ne se sont pas échappées par cette mince ouverture.
Il ne me reste plus qu’à pénétrer au cœur de la fête sans me faire remarquer. Même s’il n’y a aucune chance qu’on me voie, par contre me faire traverser par un de ces invités ne serait pas sans danger. Tout surnat ressentirait aussitôt un froid anormal et saisissant suivi d’un coup de jus. Alors bien sûr, cela me serait fort utile, car j’y gagnerais un peu d’énergie. Mais elle rendrait perceptible, et ça, ce n’est pas souhaitable du tout. Je n’ai échappé au nécromancien que parce que mon halo était si faible qu’il ne l’a pas perçu. Ma faiblesse s’est révélée un atout étrangement.
Louvoyer entre les invités, des vampires, des mages reconnaissables à leurs bagues, colliers et autre attirail runique, des sorcières aux bijoux étranges, et des kelpies à l’odeur particulière, relève de l’exploit sportif. Ça bouge dans tous les sens, ça parle fort et ça rit à écorcher mes oreilles habituées au silence sépulcral. Je manque plusieurs fois de me faire traverser. Et tout surnat qui se respecte sait reconnaître les signes de la présence d’un spectre. Surtout un certain nécromancien qui se pavane dans un coin et promène sans cesse son regard aiguisé dans la pièce.
Soudain, je discerne la porte qui mène à la cave. Là, dans le fond de la pièce. Je le sais, c’est elle. Elle vibre de cette énergie toute particulière qu’émettent les fantômes en pleine forme. La détresse la rend plus vibrante encore. La détresse de ma Gigy.
Pour parvenir jusque-là, il va falloir redoubler de vigilance. Il y a d’abord ce couple, en pleine discussion. Lui, un vampire blond aux traits anguleux, vêtu d’un complet bleu trois pièces domine une jeune femme aussi pâle que lui. Sans doute sa favorite, même s’il la jauge avec sévérité. Sa robe vermeille rappelle le sang qui coule à flots dans la salle et imprègne l’air d’un parfum métallique. Je dois les approcher davantage et les contourner. Impossible de ne pas entendre leur échange :
— Maître, on était obligé de se rendre aussi loin de chez nous pour une soirée de samain ? demande la jeune femme, que je soupçonne porter une perruque.
— Ma douce Estelle, soupire-t-il, contente-toi d’être jolie, tu veux ?
Quel goujat ! Elle plisse le front, et je remarque son absence de sourcils. Que lui est-il arrivé?
— Je ne comprends pas, Maître …, réplique-t-elle.
— Nous ne sommes pas ici pour la soirée de samain ni pour rencontrer ce Lachlan MacTavish, mais parce que l’un de mes informateurs m’a confirmé que le Conseiller vampirique de ce continent serait là ce soir. Et j’ai besoin de le voir et de lui parler sans que ça ne soit rapporté au Conseil d’Europe.
Tiens, tiens, ça complote chez les vampires…
— Vous espérez encore obtenir des informations sur la localisation de cet oiseau de malheur, ce Phénix…, soupire ladite Estelle.
— Prends bien garde à tes paroles, ma douce, ou bien les brûlures qu’elle t’a infligées te sembleront une tendre caresse comparées aux traitements que je te réserve pour te punir… Fay sera à moi, et cela même si je dois m’abaisser à nouer des alliances outre atlantique…
Je me retiens de lui infliger un coup de jus spectral à cet arrogant. Coup de jus qui trahirait ma présence, et Dieu sait ce qu’il ferait de cette information.
— Je suis désolée, Maître….
Le vampire promène son regard acéré dans la salle et se fige soudain, avant qu’une lueur de satisfaction illumine ses pupilles d’un noir abyssal.
— Je l’aperçois là-bas près de la fenêtre, annonce-t-il. Rends-toi utile et va donc nous chercher une coupe de sang frais.
Sa favorite, si tel est son rôle, s’écarte et me laisse le champ libre. J’en profite pour avancer un peu et tombe nez-à-nez avec un autre vampire. Je crois même que je l’ai heurté dans ma précipitation. Qu’est-ce qu’ils ont tous à se masser dans ce coin ? Celui-là n’a pas l’air commode, ses yeux d’abord rivés sur son arrogant voisin dérivent devant moi. Zut, zut, zut, il m’a senti. Son regard m’hypnotise aussitôt. Zut encore, c’est un vampire puissant, sans doute un chef de clan. Il a tiré ses cheveux bruns en arrière, ce qui accentue ses traits fins et féroces, et il porte un jean noir et un blouson de cuir. Il tend son doigt en avant et… me traverse, affichant un sourire narquois. Coup de jus pour lui, frémissement d’énergie pour moi. Crotte de mouton écossais.
— Tiens, de la visite? Cela faisait longtemps…
De quoi il parle ? Je m’écarte sans perdre de vue la porte, toute proche, et ma Gigy qui continue de crier à l’aide, je crois. Mais entre elle et moi, il y a ce foutu vampire qui semble me percevoir. Pire, qui semble déterminé à jouer avec moi. Un frisson d’effroi secoue mon enveloppe.
— Au secours !
C’est Gigy, et elle panique de plus en plus. Il y a l’Italien aussi, mais lui, je m’en contrefiche. Est-ce qu’il l’entend, lui aussi? Le vampire étrécit ses yeux tandis qu’il semble suivre son pote, avant de sonder l’espace devant lui. C’est-à-dire moi.
— MacTavish a aussi invité des fantômes ? lâche-t-il d’un air entendu.
Nouveau coup d'œil pour surveiller l’arrogant qui surveille lui aussi le fameux Conseiller. Pas mes affaires.
— Ah oui, tu peux pas parler, poursuit-il, amusé. On va jouer à un truc alors. J’ai vu ça à la télé avec ma petite amie, Candice.
Je décèle un soupçon de nostalgie dans ses mots. Puis il s’anime en expliquant :
— Vu que tu aimes me filer des coups de jus, un coup c’est oui, deux c’est non.
Il plaisante ? Je ne suis pas d’humeur à jouer. Mais il me bouche l’accès à la porte et si je le traverse, je vais me gaver de son énergie et devenir plus visible. Pas possible. Surtout que MacTavish continue d’évoluer parmi ses invités. Un coup de jus est un moindre mal. Surtout si je peux le décider à ficher le camp de la porte. Je l’effleure à peine. Deux fois. Son attention portée sur l’autre revient vers moi.
— Non tu n’es pas invité. Intéressant. Pourquoi diable, un fantôme traînerait-il chez un nécromancien qui nous a promis un beau spectacle? ajoute-t-il en se grattant la tête.
Geste étudié, j’en suis certain. Ce vampire transpire l’arrogance des gens qui se croient à l’abri de tout danger. Ses yeux se plissent quand il voit son homologue se déplacer dans la salle. Sans quitter sa cible du regard, il ajoute d’un ton sentencieux :
— Je serais toi, je ne traînerais pas dans le coin. Lachlan MacTavish a trop l’air sûr de lui pour ne pas mijoter un sale coup. Et diantre, prends garde à où tu mets les pieds.
Il dégage l’accès de la porte aussitôt et se rapproche de l’arrogant goujat que sa favorite a alimenté en sang.
Bon débarras.
(Le vampire blond : James, personnage principal du roman "chasseuse de primes" de Sandy Larangé publié aux éditions Alter Real
Estelle : la favorite de James
Le vampire brun : Valérian, personnage principal du roman "Vampire et damnation" de Laura Collins publié aux éditions Alter Real)
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