Lorsque la cohue et le brouhaha des conversations qui m'entourent me deviennent insupportables, je retourne chercher le calme de ma sépulture. J’ai atteint mes limites lorsqu’ils ont laissé le vieux Jack jouer de son stock-and-horn. Étrange mélange entre une flûte et une trompette, cet instrument médiéval écossais, produit pourtant un joli son… quand on sait en jouer. Ce qui n’est pas le cas de ce vieux Jack.
Alors que je m’éloigne, mon esprit se remplit d’images de Gigy. Son regard mélancolique me hante. Ce même regard qui semble parfois me chercher dans la foule quand elle paraît me sentir près d’elle. Elle a cette façon de plisser les yeux, comme si elle percevait ma présence. Ce sentiment me touche, m’angoisse et m’enflamme à la fois.
Un coup de tonnerre traverse mon âme et mon cœur s’illumine.
Je ne veux pas perdre Gigy.
Jamais.
Je n’en ai pas seulement le besoin désespéré de l’entendre me parler, l’avoir à mes côtés. C’est bien pire : j’ai besoin de la garder près de moi, pour le reste de ma mort.
J’ai envie de la toucher, de me fondre en elle. De la protéger, d’une manière viscérale.
Mon palpitant, même s’il n’est plus qu’un souvenir, s’accélère à cette idée.
Je me rends compte maintenant, avec une clarté déconcertante que Gigy est celle que je désire, au plus profond de mon essence.
Je la veux.
Contre vents et marées.
Je soupire, puis quelques minutes s’écoulent dans un silence relatif. Mon esprit est soudain attiré par un bruit.
Quand le son du cor de chasse de Douglas McDougal retentit, je pense d’abord à une blague. Chacun des habitants de ce cimetière sait que ce dernier n’en joue qu’à l’annonce d’une menace. Je grommelle contre ceux qui l’ont laissé abuser de l'élixir de larmes au point d’utiliser cette corne.
Parce que ça ne peut être que ça. Pas vrai ?
Les cris qui s’ensuivent me confortent hélas rapidement : il y a un problème.
— Cachez-vous ! Regagnez vos tombes ! Fuyez !
Parmi tous les cris poussés, je n’entends que sa voix.
Gigy.
Je m'interrogerai plus tard sur cette bizarrerie sélective.
Pour le moment, je n’ai qu’une envie, m’assurer qu’elle est sauve. J’esquisse un geste pour jaillir de ma dernière demeure avant de me figer.
Qu’est-ce que je fais ? Je ne vais tout de même pas sortir alors qu’une menace rôde ? J’ai presque l’impression d’entendre mon cœur battre la chamade alors qu’il s’est arrêté il y a bien des années. Après une éternité à ne rien ressentir, voilà que j’ai… peur ?
Je tends l’oreille dans l’espoir de capter encore sa voix, je n’entends plus rien. La musique s’est tue, les conversations se sont suspendues. À la place règne un silence angoissant. Je m’efforce de tendre un filet d'énergie vers la tombe d’à côté, telle une petite sonde. Peu habitué à l’exercice, je dois m’y reprendre à plusieurs fois. Et lorsque j'atteins enfin l’endroit où devrait reposer ma douce et tendre enquiquineuse de première, je le trouve vide et froid. Gigy ne se trouve pas dans sa sépulture.
L’effroi me saisit.
Une vague glacée me parcourt comme si l’air lui-même avait perdu sa chaleur. Mon cœur, déjà trop lourd de pensées, se contracte douloureusement dans ma poitrine spectrale.
Je scrute l’obscurité environnante, espérant apercevoir mon étincelle de lumière. Mais rien. Un vide abyssal s’étend devant moi. L’absence de Gigy me frappe, tel le glas dans un silence mortel.
Mes pensées s’embrouillent, s’entrelacent dans une danse désespérée.
Pourquoi n’est-elle pas ici ? Qu’est-il arrivé à ma chieuse à moi ?
La panique commence à me gagner. Les souvenirs de ses rires, de ses éclats de voix, de sa manière unique de rendre la nuit vivante me hantent. Je revois sa façon de me chercher du regard, sa manière de me pousser à bout, chaque fois qu’elle me parlait alors que je me cachais dans ma tombe. Je me sens pris au piège dans un cauchemar dont je suis incapable de me réveiller.
Je suis oppressé, je m’étrangle, je suffoque, je me noie.
Je me vide de mon essence.
L’air autour de moi semble se refroidir davantage, encore et toujours. Une anxiété sourde et tenace s’installe dans ma poitrine. Je commence à ressentir un vide immense, comme si une partie de moi-même en avait été arrachée.
Gigy est bien plus qu’une simple amie, elle est devenue ma lumière dans cette obscurité, et son absence me laisse dans un désespoir que je n’avais jamais connu.
J’essaie de me rassurer. J’ai envie d’aller la chercher, de voir de mes yeux qu’elle va bien. Elle a peut-être trouvé refuge dans une autre tombe, ou dans l'un des mausolés du bout du cimetière. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas dans sa tombe qu’elle n’est pas à l’abri. Je n’ai pas l'énergie suffisante pour vérifier celles qui sont situées plus loin que la sienne. Je prends conscience de ma faiblesse, de ce que ma solitude et mon envie de calme ont comme conséquences.
Pourtant, je ne bouge pas, j’ai peur. Peur de cette menace pour laquelle le cor de chasse a sonné. Je m’en veux de ma lâcheté. Gillian est la seule qui m’a témoigné un semblant d'intérêt. La seule qui se préoccupe de moi, au lieu d’être juste dévorée par une curiosité malsaine à mon sujet. La seule qui ne se soit jamais moquée de moi et de mon besoin de solitude. Qui ait témoigné de bien plus de courage en allant épier sous les fenêtres du nécromancien alors que je me cache comme un couard sous la terre.
S’il lui arrive quelque chose, elle n’aura jamais vu mon visage, autrement que sur la photo qui orne ma stèle. Elle ne saura jamais que c’est grâce à elle que j’échappe au néant. Les morts ont besoin d'énergie spectrale pour exister. Et sans celle qu’elle me donne quand elle s’obstine à me parler, pour tenter de me faire sortir de ma tombe, je serais déjà passé dans l’Oubli depuis des décennies.
Elle ne saura jamais que ses babillages sur la mode et les potins m'intéressent moins que la mélodie que produit le son de sa voix à mes oreilles fantomatiques. Elle ne saura jamais que ses attentions quotidiennes rythment ma vie d’après la mort. Que la voir si pleine de vie m’exaspère et m’éblouit tout à la fois. Que …
Je ne peux pas la laisser ignorer tout ça. Je dois la retrouver, m’assurer qu’elle va bien et que j’aurais le temps de récupérer assez d’énergie pour lui dire tout ça moi-même.
Je rassemble le peu de courage que j’ai et, d’un élan, sors de ma tombe pour tomber nez-à-nez avec le pire cauchemar des fantômes de ce monde : le nécromancien.
Le temps se suspend.
Mon regard se rive sur lui, sur chaque détail de son visage. Mes yeux glissent sur ses mains, marquées par une cicatrice qui me semble familière.
Une douleur sourde se réveille en moi tandis qu’un nouveau flashback émerge, flou et troublant, me renvoyant à un instant dont je ne peux saisir la signification. J’entends… des murmures indistincts qui m'échappent.
Alors que le nécromancien s’avance vers moi, la scène s'efface aussi vite qu'elle est apparue.
Puis, je ferme les yeux, d’horreur.
Et mon cœur fantôme cesse de battre dans ma poitrine spectrale.
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