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Photo du rédacteurEva Baldaras

Chapitre 5 : Gigy

— Gigy ! Gigy, Bella ! Est-ce qu’on pourrait avoir un peu plus d'élixir de larmes, dans les loges pour mes mannequins ?


Je mords ma joue pour ne pas reprendre Enzo une énième fois sur la prononciation de mon surnom. Je n’en peux plus de l’entendre le prononcer, telle Dalida qui chante “Gigi l’amoroso”, d’autant plus qu’il m’appelle toutes les trois minutes. J’avais oublié à quel point il était perfectionniste. À ce stade, il pinaille sur tout ce qu’il voit. J’avais peut être idéalisé mes souvenirs de ce défilé à Glasgow. Mais c’est aussi ce souci du détail qui a fait la réputation et le succès du créateur qu’il est, et qu’il est resté même dans la mort. Ses mannequins, pourtant originaires de divers cimetières, ont presque toutes fait le voyage, via les courants telluriques, pour assurer le spectacle de ce soir, le clou de la fête.

Alors, je prends sur moi et j’accède à toutes ses demandes, aussi farfelues soient-elles. C’est vrai quoi ! Qui a besoin de portants ou de paravents pour se changer quand, de toute façon, il lui suffit de penser à la tenue à revêtir pour s’afficher instantanément avec ? Car oui, tous les habits, vêtements et accessoires qu’on a portés une fois dans sa vie, on est capable de les matérialiser dans l’après vie. C’est de cette façon que le grand Enzo peut encore présenter autant de défilés. C’est aussi pour cette raison qu’il arpente les différents cimetières chaque samain. Ça lui permet de retrouver certains porteurs de ses créations et d’étoffer son book de mannequins.


Je fais signe à Margaret de s’approcher. Mon amie nous rejoint en minaudant et se place devant le créateur de haute-couture.

— Margaret, tu pourrais apporter un pichet d'élixir dans les coulisses ? Enzo te dira où il souhaite que tu le places.

— Bien sûr ! J’arrive tout de suite, monsieur Forza, rougit mon amie.


En tout cas, le bel Italien fait des ravages parmi la population féminine. Je souris de voir Margaret si empruntée, et je m’esquive rapidement avant qu’Enzo ne me demande autre chose. Si le défilé est un des éléments majeurs de la fête, il me reste encore à vérifier que tout est OK du côté des rafraîchissements pour les autres invités, et de l’orchestre qui se charge d’égayer notre soirée.

Les derniers mannequins défilent sur le podium flottant que nous avons installé et j’ai pu prendre quelques minutes pour admirer le travail fantastique. Leurs silhouettes éthérées glissent avec une grâce surnaturelle. Chacune de leurs tenues, conçue par ce créateur de renom, évoque un mélange envoûtant de traditions écossaises et d'audace italienne. Des tartans aux nuances profondes s'entrelacent avec des drapés de satin qui semblent capturer la lumière de la lune, tandis que des corsages ornés de dentelles délicates et de perles scintillantes comme des étoiles dans la nuit.

Je suis fascinée par la manière dont ces spectres se déplacent, d’une démarche pleine d'assurance rappelant un défilé oublié. Des capes flottantes, tels des voiles d'illusion, ajoutent une dimension mystique à leur passage, tandis que des chapeaux flamboyants, ornés de plumes et de fleurs fantomatiques, couronnent leur tête translucide.

L’espace d’un instant, j’ai retrouvé les sensations, les émotions que j’avais ressenties cette semaine-là à Glasgow. L'émerveillement devant les tenues, les mannequins, leur manière de déambuler sur cette piste avec confiance… Je les envie tant ! Le soupir de Nora à ma droite me fait sourire. On dirait que nous partageons les mêmes pensées.


Je souffle un bon coup quand Enzo vient à son tour saluer, ce qui clôture ce défilé magnifique qui s’est déroulé sans aucun accroc. Une partie de la pression qui reposait sur mes épaules retombe, et je suis surprise lorsque celui-ci me fait appeler sur la scène. Les joues un peu plus mâtes, signe que je rougis, je rejoins ce créateur de mode que j’admire tant.

— Merci d’applaudir la signorina Gigy, pour tout le travail effectué en coulisses, elle a participé à la réussite de ce défilé.

Je salue bien bas, gênée mais reconnaissante, et je profite d’avoir l’attention de tous pour les diriger vers les buffets et les tables que nous avons installés près des sépultures.

— Ce soir, nous festoyons, nous célébrons nos retrouvailles, nous faisons de nouvelles connaissances, nous célébrons la vie à travers la mort ! Que la fête commence, mes amis !

Une salve d’applaudissements retentit avant que la foule se déplace en direction des rafraîchissements. Je fais signe à l’orchestre et une douce mélodie s’élève.

À peine descendu de scène, le créateur italien est déjà bien entouré. Il semblerait que toute la population féminine tienne à le féliciter en personne alors que l’ensemble des hommes encore célibataires tente sa chance auprès des mannequins. Je ricane discrètement. Même dans la mort, l’humain reste… humain. C’est plutôt réconfortant.


Un courant d’air me caresse la joue tandis que je m’approche des tables. J’ai bien mérité un verre d'élixir de larmes. Cependant, cette brise me trouble. Le temps est au beau fixe, ce soir, pourtant, je ne peux m’empêcher de sentir une étrange connexion.

Oui, cette fois, c’est bien une connexion réelle.

Mes yeux glissent sur la foule, à la recherche de ce visage familier qui hante mes pensées.

Est-ce une illusion, ou Fin est-il réellement près de moi ?

Un frisson me parcourt. Je me surprends à espérer, à rêver qu'il est là, juste derrière, prêt à m'envelopper de sa présence réconfortante.

Je secoue la tête, me traite d’idiote. Le problème, c’est que ce sentiment persiste et refuse de me quitter.

Mary, un fantôme du cimetière, me ramène à l’instant présent :

— Mais c’est pas vrai, McGregor ! Comment peut-on être aussi empoté ?

Keith s’éloigne, la tête basse, et j’ai un pincement au cœur.

— Tout va bien, Mary, j’avais prévu du ravitaillement supplémentaire. On nous a livré cinq bonbonnes. On a largement de quoi faire la fête, même avec ce que Keith a renversé.

Je rassure tout le monde et remplis à nouveau le bol vide. J’en profite pour me servir une petite coupette. Je n’ai pas l’intention d’abuser ce soir, du moins pas tant que la fête ne sera pas terminée. Non seulement je suis responsable de l’organisation de la soirée, mais je garde aussi en mémoire que nous ne sommes pas les seuls surnaturels dans le coin. Je jette un œil en direction du manoir voisin et ne peux réprimer un frisson d’angoisse quand je vois la quantité de voitures qui s'agglutinent derrière la demeure. Là-bas aussi, la fête a commencé.

— Gigy ! Nora ! Vous ne devinerez jamais sur qui je viens de tomber dans le mausolée MacMillan. Le vieux monsieur Edwards, chuchote Margaret.

Après avoir dansé comme des petites folles, Nora et moi avons trouvé une place à table. Ruby est restée avec sa famille venue lui rendre visite. Leur tablée, un peu plus loin, est bruyante et l’air résonne de leurs rires. Margaret revient vers nous avec le ravitaillement en boissons, et comme à notre habitude, nous cancannons. Nora et moi sommes suspendues à ses lèvres.

— Qu’est-ce qu’il faisait là ? C’est vachement loin de sa tombe, s’étonne Nora.

— Il était en bonne compagnie, si vous voyez ce que je veux dire, continue Margaret sur un ton de conspiratrice.

— Nonnnn ! C’est pas possible ! On sait qui est l’heureuse élue ? demandé-je alors que je gigote sur mon siège.

— Les heureuses élues, tu veux dire.

Margaret nous balance sa bombe comme ça, sourire aux lèvres. J’étouffe une exclamation qui est tout sauf discrète, alors que Nora se cache la bouche avec ses deux mains.

— Eh bah dis donc, il ne se refuse rien Mr Edwards ! ricané-je

— Une chose est sûre, c’est qu’après une partie fine comme celle-là avec deux mannequins, il va briller à dix mille lieues, le bon Mr Edwards, ajoute mon amie. Il faut juste que j’arrive à me sortir de la tête l'image de ses fesses nues en train de s’activer…

Nora, gênée, pousse un gémissement. Nul doute qu’elle vient d’imaginer la scène. Elle a toujours eu l’imagination fertile. Pour le coup, je ne l’envie pas.

Heureuses, nous éclatons de rire toutes les trois.

— Tu peux te détendre maintenant ma Gigy, tout roule et la fête est superbe.


Mon regard parcourt le cimetière, et ce que je vois me ravit. Tout le monde s’amuse, les bonbonnes d'élixir de larmes sont sur les tables du buffet. De petits groupes discutent un peu partout, certains plus intensément que d’autres. D’autres jouent à de vieux jeux de quilles. Dans un coin, je remarque qu’Enzo est toujours bien entouré, le nombre de coupes sur la table derrière lui m’indique que beaucoup de femmes l’ont abordé, un verre à la main pour engager la conversation. Il semble bien gai. En voilà un qui passe un excellent samain.

Pourtant, tandis que je m’imprègne de l’ambiance joyeuse, mes pensées dérivent inévitablement vers Fin.

Lui et moi, dans une seule et même tombe.

Mon cœur virtuel s’emballe à cette pensée. Puis une douce chaleur inattendue me gonfle de joie, comme si sa présence illuminait l’obscurité qui m’entoure. Cependant, cette euphorie est de courte durée, car une vague de réalité me surprend tout autant.

Pourquoi penser à lui, alors qu’il ne se montre jamais ?

Il doit n’en avoir rien à faire de moi.

Ce que je ressens n’est qu’une pure invention de mon imagination.

Une tristesse énorme me submerge, me hache la respiration que je n’ai pas.

Les autres semblent si heureux, si comblés, tandis que je reste là, perdue dans mes pensées, à m’interroger sur un bonheur qui ne sera jamais à ma portée.


Après deux heures à jouer, l’orchestre prend une pause bien mérité. Jack MacLeod en profite pour monter sur l’estrade avec son Stock-and-horn. Aie aie aie, vive le massacre de nos oreilles. C’est son moment de gloire, on ne veut pas l’en priver, mais bon sang, on aurait pu croire que depuis le temps qu'il est mort, il aurait appris à en jouer, de son fichu instrument. Eh ben, non !

Certains habitants et invités en profitent pour fuir dans les bois environnants, ou comme monsieur Edwards et ses conquêtes, vers les mausolées. À voir la manière dont certains invités titubent, même en lévitation, je pense qu’il va falloir leur rappeler la tombe d’hôte qui leur a été attribuée. Je doute qu’ils s’en souviennent encore. Assises confortablement, Nora, Margaret et moi commentons les couples qui se font et se défont en riant.

Venu sauver nos tympans, Douglas McDougal monte sur l’estrade pour en chasser ce bon vieux Jack. Le silence soudain qui s’installe fait bourdonner mes oreilles. Je soupire d’aise avant de fixer le visage translucide de Sir Douglas, soudain immobile, la bouche ouverte.

Mon mauvais pressentiment revient au triple galop si bien que je me lève. Je flotte jusqu’à l’estrade surélevée. Mon regard suit la direction de celui de Sir Douglas et la terreur s’empare de moi en un éclair. Sur le chemin qui sépare notre cimetière de sa demeure, il est en chemin.


Le nécromancien !


Mon cœur fantomatique se serre dans ma poitrine, tout en battant si fort que je crains qu’il ne s’arrête vraiment. Un filet de sueur froide me parcourt le dos, je ne peux m’empêcher de frémir. Ce regard noir, ce sourire narquois...


Il est comme une ombre qui s'étend, engloutissant la lumière de notre fête. Je me demande pourquoi, à ce moment précis, je ne sens plus la présence rassurante de Fin. Même si elle est l’objet de mon imagination. Maintenant, il n’y a rien, juste un vide béant qui me fait frémir d’angoisse.


Le nécromancien progresse, et avec lui, la peur de ce qui pourrait arriver. Les rumeurs murmuraient sa cruauté, alors je suis en proie à une terreur irrationnelle, une peur viscérale qui me paralyse.


C’est un cauchemar. Dites-moi que c’est un cauchemar ! Comment cette soirée que j’ai attendue un an peut-elle tourner au désastre à ce point ?


Nous avons offert nos invités au mage noir sur un plateau d’argent. C’est horrible ! Si l’un d’eux est capturé, notre cimetière deviendra le lieu que tout le monde évitera lors des prochains samains. Et ceux qui n’ont pas l'énergie pour entreprendre un voyage via les courants telluriques, pour aller visiter d’autres endroits, dépériront lentement.


— Douglas ! Vite, il faut sonner l’alarme ! hurlé-je sur ce pauvre bougre.

Je le secoue pour qu’il revienne à lui. Il tourne sa tête vers moi, et dans ses yeux, je lis la même peur que dans les miens.

— Le cor de chasse, Douglas ! Vite !

Il se ressaisit et s’empare de son instrument. Il y souffle comme un damné, comme si sa vie, notre vie, en dépendait, ce qui est le cas, en quelque sorte. Les habitants du cimetière se figent, puis la cohue commence. En un clin d'œil, c’est le chaos.


De mon perchoir, j’ai une vue sur tout le cimetière et surtout sur nos invités, imbibés, qui ne savent plus où aller. Certains s’enfoncent dans des tombes habitées et s’en font exclure par leurs occupants légitimes. D’autres sont figés, ne comprennent pas ce qui arrive. On doit les aider.


Je descends et retrouve Nora et Margaret, dans les bras l’une de l’autre. Nora est terrorisée, Maggy tente de la réconforter et de l’enjoindre à se cacher. Je ne pourrai pas sauver tout le monde, je vais avoir besoin d’aide.

— Margaret ! Nora ! Vite, il faut guider les invités ! Vous savez où sont situées les tombes vides. Prenez chacune la tête d’un groupe et guidez-les. On doit faire vite, il ne nous reste que quelques minutes !

— Mais… On doit se cacher ? Je suis désolée, Gigy, tu avais raison, se lamente mon amie.

— Ce n’est pas le moment, on doit les aider à se cacher. Margaret, tu prends le nord du cimetière, Nora tu vas au sud. Nora !


Je crie pour que ma voix porte par-delà le brouhaha ambiant. Je secoue mon amie pour la sortir de son hébétude. Elle doit se reprendre. Elle me regarde, et même si je lis la terreur sur son visage, j’y aperçois aussi de la détermination. Je lui ai donné le quart sud parce que c’est le plus éloigné du chemin qu’emprunte notre ennemi. Nous nous séparons après un rapide câlin qui, je l’espère, ne sera pas le dernier.


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