Enzo par-ci, Enzo par-là… Il n’y en a plus que pour ce bellâtre italien !
Non, je ne suis pas jaloux, mais je suis lassé d’entendre son prénom soupiré sur toutes les lèvres, dans ce foutu cimetière depuis son arrivée. Heureusement, Gigy, elle, semble moins empressée que les autres. C’est sans doute pour ça que je la suis encore. Elle semble vraiment préoccupée depuis qu’on s’est rendus au manoir du nécromancien. Je dois bien avouer qu’elle m’a surprise en franchissant les grilles. Un élan de courage dont je n’ai moi-même pas fait preuve quand j’y suis passé plus tôt. J’ai bien tenté de l’en empêcher en la ceinturant avec mes bras. J’ai réussi à l’arrêter un court instant, mais elle a bien plus d’énergie que moi. Elle s’est dégagée sans trop d’efforts alors que j’étais en nage, enfin métaphoriquement parlant. Je n’ai rien pu faire d’autre que de lui coller au train, telle une ombre dans son dos.
Tout à l’heure, quand elle s’est retournée d’un coup vers moi et que son regard m’a fixé avec force, j’ai eu le tournis. Le monde a failli m’engloutir. Pendant une seconde, j’ai pensé qu’elle me voyait.
Une seule seconde.
Pourtant, ma déception a été grande.
Qu’est-ce-que je croyais ? Qu’elle allait me sentir près d’elle ?
Je la contemple à la dérobée, fasciné par la délicatesse de son sourire qui éclaire son visage d’une lueur douce, presque irréelle. Chaque mot qu’elle prononce flotte dans l’air comme une mélodie, chaque geste est une danse subtile. Chaque acte est admirable. Sa force, son courage m’émeuvent à un point indescriptible.
Mes pensées se troublent, mon cœur — ou ce qu’il en reste — se serre d’une tendresse brûlante, profonde, inexplicable. Je ne peux détourner le regard, captivé par cette lumière qu’elle dégage.
Cette fantômette me surprend, et plus je traîne dans son sillage, plus ce que je découvre me plaît.
Me plaît ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
Je pensais qu’être fantôme, c’était être libéré de ces élans humains, de ces émotions… Toutefois, avec elle, tout est différent. Ce n’est pas juste de l’amusement ni de la curiosité. C’est comme une chaleur oubliée qui s’éveille dans ma poitrine, une pulsation, douce mais appuyée. Elle me trouble, elle m’obsède, de plus en plus.
Malgré moi, je ressens ce désir irrationnel de la protéger, de ne jamais la quitter. Est-ce ça aimer ?
Je chasse mes idées de mon esprit puis suis Gigy.
Je vois bien qu’elle hésite. Est-ce qu’elle doit avertir les invités sur les activités de notre voisin ? Ou préserver l’ambiance de la fête ? Son incertitude se lit sur son doux et beau visage. Elle se tourne vers la croix qui continue de déverser son flot de visiteurs et soupire. Tant que les courants telluriques ne cesseront pas de nous ramener de nouveaux envahisseurs, il ne servirait à rien de leur servir un discours destiné à les mettre en garde. Elle ronge son frein, et moi, je me gave de son reflet. De toute façon, je n’ai rien de mieux à faire.
Personne n’est venu pour moi. Personne ne se souvient de moi.
Avant de me laisser submerger par la mélancolie qui m’accable de plus en plus, je me concentre sur mon exubérante voisine. Elle prend le large, laissant le bel - et agaçant - Italien aux fantômettes ainsi que les familles à leurs retrouvailles. Elle parcourt les allées du cimetière pour s’assurer que tout est en place. Elle semble prendre son rôle d’organisatrice à cœur. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi ça lui importe autant. Cette femme est une énigme. Elle m’intrigue tant ses réactions sont à l’opposé des miennes.
Indubitablement, elle arrive devant nos tombes et marque un arrêt devant la mienne, comme souvent. Sa main éthérée parcourt les lettres de ce nom qui me rappelle à peine qui je suis. Pourtant, aujourd'hui, il y a quelque chose de plus dans ce geste. Une tendresse. Une douceur inexplicable qui passe de ses doigts à moi, comme si elle cherchait à atteindre plus qu'un simple nom. Je ferme les yeux. Pour un peu, j’aurais presque l’impression de les sentir sur ma peau. Impossible.
Elle lévite pour se poser sur le haut de ma stèle, comme assise sur mon épaule.
— Oh, Fin. Je ne sais pas quoi faire. Je n’ai pas envie de plomber l’ambiance, mais je dois avertir nos invités. Et s'il décidait de se pointer, hein ? Avec l'afflux de nouveaux fantômes, il a bien dû sentir l’augmentation d’énergie spectrale… Comme je m’en veux de ne pas avoir vérifié qu’il s’absentait comme tous les ans.
La voir se renfermer sur elle-même à cause de cette inquiétude qui la ronge me foudroie. D’ordinaire, son rire résonne comme une mélodie joyeuse, remplie de vie. Là, son éclat s'est terni. Il y a cette ombre dans ses yeux que je n'aime pas. Même si, d’habitude, je la taquine en silence, la traitant d’emmerdeuse et d’empêcheuse de tourner en rond, un frisson de tendresse m'envahit. Elle est à la fois ma chieuse et ma lumière, et je ferais n'importe quoi pour lui rapporter cette joie qui lui va si bien. Je tends la main vers son épaule pour la réconforter, mais notre précédent contact m’a laissé à bout de forces. C’est à peine si elle le sent, car elle n’a qu’un petit frisson. Malgré tout, je me plais à imaginer que je suis la cause du sourire qu’elle arbore maintenant.
— Tu sais qu’ils voulaient attribuer ta tombe comme tombe d’hôte pour ce samain ? Ils sont persuadés que tu es parti. Mais j’ai refusé. Je sais ce que je ressens quand je repose dans cette tombe à côté de la tienne. Je sens ton énergie lorsque le cimetière est au plus calme. Parfois, j’ai même l’impression que tu es là, avec moi, Finlay. Un jour viendra où tu te montreras, j’en suis sûre.
Un sourire étire mes lèvres sans que je le commande. Voilà l’effet qu’elle me fait. Je sais, au fond de moi, que je ne suis pas digne d’elle.
Un éclair me traverse de part en part et me foudroie sur place.
Mais d'où ça sort ça ?
— Gigy ? Gigy, où t’es ? C’est bientôt à toi !
Nous sursautons de concert, même si elle ne le voit pas. Nora la timide l’appelle à grands cris. Ma douce voisine se lève et flotte jusqu’à son amie.
— Je suis désolée, je n’ai pas vu le temps passer, s’excuse-t-elle.
— Avoue, tu étais encore en train de parler au fantôme de la tombe d’à côté, hein ?
Elle tente de lui filer un coup de coude dans le ventre, mais en ayant mal dosé son énergie, passe au travers de son abdomen, arrachant un “ Oumphhh” à la belle Gigy. Un sourire se dessine sur mes lèvres, malgré moi. Je pouffe.
Je pouffe ? Comment ça je pouffe ?
Je secoue la tête. Je me corrige aussitôt, chassant cette légèreté. Je dois garder mon sérieux. En retrait, aux abords des allées blindées, j’observe la foule de spectres, tandis que ma voisine s’élève devant eux pour prononcer son discours de bienvenue. Un peu de distance me sera bénéfique. J’écoute à peine d’une oreille tout le blabla destiné à ceux qui sont là, afin d’échanger et faire le plein d’énergie pour l’année à venir. À ceux qui sont réunis en cette nuit particulière avant d’être séparés à nouveau jusqu’au prochain samain.
— Je me dois aussi de vous avertir, chers visiteurs, lâche-t-elle soudain. L’homme qui habite dans le manoir voisin est un nécromancien. Un adepte de la magie noire qui se sert de l’énergie spectrale pour augmenter son pouvoir. Si les années précédentes, il était en voyage, cette nuit, il donne une réception dans son domaine. Je vous prie de faire preuve de la plus grande prudence à son encontre. Ne lui laissez pas la chance de vous capturer. Ce serait alors la dernière erreur que vous commettriez.
J’observe l’auditoire. Ce que je vois ne me dit rien qui vaille. Si les résidents habituels sont horrifiés et échangent des regards apeurés, certains visiteurs, dont cet idiot italien, n’écoutent pas les paroles d’avertissements de Gillian. Mes poils se dressent, un mauvais pressentiment me prend aux tripes. Je frissonne avant de me rappeler que quoi qu’il se passe, je serai de toute façon à l’abri, au fond de ma tombe.
Seul.
Soudain, un flash de souvenirs jaillit dans mon esprit, déferlant comme une vague.
Je suis transporté dans un autre temps, un autre lieu.
Encore une fois.
Des symboles mystiques dansent devant mes yeux, un cercle magique gravé dans le sol. La douleur qui en émane rampe dans mes entrailles, une souffrance atroce que je ne peux identifier.
Si je pouvais respirer, mes poumons se bloqueraient, l’oxygène se raréfierait. Mon ventre se tordrait de douleur.
Car je ressens tout vraiment, comme si c’était réel, que je l’avais déjà vécu, de mon vivant.
Je fouille dans mon esprit ces fragments éphémères, essayant de saisir leur signification.
Depuis que j'ai vu la maison du nécromancien, ces visions me hantent avec une intensité croissante. Un soupçon de trahison m’assaille sans que j’en comprenne le sens. Me poignarde avec une intensité telle que j’ai le sentiment d’oublier l’endroit où je suis actuellement.
Alors que les murmures de l'auditoire se mêlent à la douleur de mes souvenirs, une question émerge tout à coup : qu'est-ce que j'ai oublié ?
J’entends Gigy au loin, et une émotion vive m’attrape et me coupe la respiration que je n’ai plus.
Quel secret obscur se cache derrière le voile de ma mémoire ?
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