La nuit commence à tomber sur la bruyère qui cerne le cimetière, les oiseaux chantonnent une dernière fois avant d’aller dormir. J’ai toujours aimé ce moment entre l’effervescence du monde et le silence de la nuit. Aujourd’hui plus que jamais.
Mon cœur, ou du moins ce qui fait office de cœur dans mon enveloppe de fantôme, bat comme un fou. Ils vont arriver. Nos invités. Le voile entre les mondes s’est assez affiné pour laisser les âmes errantes et les fantômes voyager à travers le monde.
Trois jours que je vole partout, pour m’assurer que nous sommes prêts. Que chacun aura sa tombe le jour venu pour reposer en paix, que nous aurons de quoi festoyer (si vous ne le saviez pas, les fantômes se délectent de l’élixir de larmes, le seul nectar que nos lèvres éthérées peuvent toucher).
Je bats des mains lorsque Nora, Ruby et Margaret sortent à leur tour de leur sépulture pour me rejoindre au centre du cimetière, devant le portail de l’entre deux mondes. Une croix ancestrale celtique taillée dans la pierre, montée sur un socle qui domine les tombes autour de nous.
— Elle vibre déjà, murmure Nora dans mon dos.
— J’ai hâte de voir ce fameux Enzo, se réjouit Margaret.
Je crois qu’elle a fait un effort de toilette. Sa robe me paraît plus lumineuse que d’habitude et elle a tressé ses cheveux. Elle attend avec tellement d’impatience le fameux défilé fantomatique qu’a préparé Enzo.
Déjà, des silhouettes sortent de terre et cheminent vers nous, tout en bavardant. Le temps est clément, propice aux bavardages. Personne n’aime être chahuté par le vent ou la pluie qui disperse notre énergie déjà fluctuante. Soudain, mon regard se pose sur la maison du nécromancien. Les fenêtres austères y sont allumées, une drôle de musique semble en filtrer.
Nom d’un spectre à lunettes, qu’est-ce qu’il se passe là-bas ?
Ah non, alors, il va pas nous gâcher cette fête. Hors de question ! Moi qui croyais qu’il était absent, c’est raté.
Personne n’aime Lachlan MacTavish, le nécromancien. Il a le profil de l’emploi : longue chevelure noir de jais, nez long et fin, yeux cernés injectés de sang, lèvres charnues et mains couvertes de cicatrices. En plus, ce mec a une hygiène déplorable, ses ongles sont pleins de terre.
Il rôde toujours autour des sépultures après une inhumation, et son aura dégage quelque chose de si malsain qu’on s’enfouit cent pieds sous terre, au moins. L’an dernier, il n’était pas chez lui pour samain.
— Les filles, je vous laisse deux minutes, j’ai quelque chose à vérifier.
Le regard de mes amies se tourne vers la bâtisse imposante, dont le toit d’ardoises se fond dans la nuit, et qui domine la colline voisine. Une bâtisse sans âge dont on raconte qu’elle a été construite avec les pierres du château ruiné voisin, après une terrible bataille et qu’elle en porte les stigmates. Propice à attirer les fantômes de ceux qui y ont perdu la vie. Ils ne peuplent pas ce cimetière et j’ai toujours trouvé ça étrange.
— Tu ne peux pas partir maintenant, proteste Ruby.
Je lorgne la croix, puis le ciel.
— On a encore un peu de temps. Le voyage entre les mondes n’est jamais agréable quand la nuit n’est pas totalement tombée. Je reviens.
Aussi sec, je volète par-dessus les tombes, non sans un détour par la tombe de Finlay. L’espoir fait vivre. Enfin, si on veut. Mais bien sûr, rien ne laisse penser qu’il est sorti ce soir. Pas la moindre petite trace d’énergie spectrale.
Pourtant, en m’attardant devant son mausolée, un sentiment étrange m’envahit. Une chaleur douce, inhabituelle pour nous autres âmes errantes. Mon cœur — ou du moins ce qu’il en reste — se serre, comme si quelque chose m’échappait, comme si un souvenir oublié voulait remonter à la surface. Pourquoi est-ce que je m’obstine ainsi à revenir vers lui, à lui parler de tout et de rien, alors qu’il ne répond que par son silence ?
Il y a une tendresse que je ne peux ignorer, une force qui m’attire inexorablement.
Vers lui.
C’est plus qu’une simple curiosité à son égard, plus qu’un intérêt pour la façon dont il est mort, comme si… comme si je cherchais quelque chose que moi-même j’ignore.
Pourquoi lui, parmi tous les autres ? Est-il possible qu’il existe en nous une histoire non dite, un fil d’âme que seule la mort rend invisible ?
Je soupire. Je suis complètement stupide d’avoir de telles pensées.
Tant pis pour lui.
Survolant la lande, je ne me sens pourtant pas toute seule. Étrange, je ne vois rien. Façon de parler, bien sûr. Impossible de déterminer si ça m’ennuie ou me rassure.
Me rendre sur les terres du nécromancien ne m’a jamais plu. J’ai la trouille, je dois bien l’avouer. Une fois, je me suis retrouvée nez-à-nez avec lui, et même s’il n’a pas pu me voir, j’ai bien vu qu’il m’avait sentie. Il a ri. Un rire qui vous glace les os et l’âme.
— On joue les curieuses?
J’ai détalé et je suis restée terrée deux jours dans ma tombe. Morte, on ne rigole pas, de trouille.
J’arrive à la grille du portail et ce que j’y vois me laisse sans voix. Il ne manque pas de toupet, celui-là. Une fête ? Ce soir ? C’est de la concurrence déloyale en plus d’être carrément louche. Personne n’en a pourtant parlé sur le cimetière. Il faut que j’en sache plus.
Je rassemble mon courage et je m’approche davantage. Un froid soudain et intense me saisit et me fige. Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai la sensation de ne pas pouvoir avancer. Le mage noir aurait-il posé une barrière de protection sur son domaine ?
Prudemment, je lève la main et mes doigts ectoplasmiques traversent sans mal le métal quelque peu rouillé. Étrange. J’essaie de faire un pas, et la même sensation de froid me saisit les tripes, tel un carcan glacial autour du ventre. L’air semble s’épaissir autour de moi, comme une pression invisible mais apaisante qui me retient. Qui m’empêche d’avancer. Mon cœur fantomatique bat plus vite, sans peur, mais sans raison. Comme si cet étrange frisson qui me serre la poitrine venait de quelque chose qui m’échappe complètement. Cette chose qui me retient et me bloque, sans me faire du mal. Je force le passage, et quelques secondes plus tard la sensation s'évanouit. Me voilà libre de mes mouvements.
Ni vu ni connu, - il ne faut jamais prendre un nécromancien pour un lapin de six semaines - je me glisse jusque sous la première fenêtre. Nom d’un spectre édenté, une armada de serveurs de chez Zomb’&Serv est sur le pied de guerre. Les tables sont dressées et arborent des chandeliers aux formes ridicules, une armée de bougies allumées, tandis que sur la grande table trône de l’élixir de larmes, mais pas que… Non, il y a aussi des carafes d’un liquide vermeil - on dirait du sang -, des verres en cristal et de la nourriture. Une seconde de nostalgie m’envahit à la vue des sucreries et autres gourmandises que je ne peux plus avaler.
Bon sang de spectre mal luné, il attend du monde. Ce n’est pas une simple réception qu’il organise, vu la quantité de boissons et encas, du nombre de tables et de serveurs. Du beau monde sera présent. Ce qui signifie qu’il va sans doute vouloir briller, faire étalage de ses pouvoirs et de sa puissance. Je frissonne de peur, quand bien même je ne peux plus ressentir ses sensations.
Ça sent le roussi. La tourbe remuée. Les rites dangereux…
Soudain, il entre dans la pièce et les serveurs s’inclinent. Tout de noir vêtu, il a placé ses cheveux en arrière, ce qui met en relief son profil dangereux. Il balaye la pièce du regard. Je me rencogne derrière le volet, espérant qu’il ne m’a ni vue ni sentie. À peine dissimulée dans l’ombre, je ressens une onde étrange, comme un souffle gelé qui me traverse. Mon esprit s’agite, comme s’il cherchait à échapper à une emprise invisible. Je ne comprends pas pourquoi sa présence me frappe ainsi, mais quelque chose en lui me touche, me dérange et me fascine à la fois. Mon cœur semble figé, suspendu, et malgré la distance qui nous sépare, une tension familière s’installe en moi, presque irrationnelle.
Il y a plusieurs types de nécromanciens. Les bons, qui aident ceux d’entre nous qui le souhaitent à passer de l’autre côté, quoi qui nous attende. Ceux qui nous aident à rassurer nos familles, à régler les dernières choses qui nous retiennent ici, à accepter notre mort parfois brutale.
Puis, il y a les mauvais, comme Lachlan MacTavish, qui capturent les âmes des défunts et les consument pour gagner du pouvoir. Leur magie noire se nourrit de ce qui nous maintient en vie, de nos souvenirs, de nos émotions, de tout ce qui nous constitue. Une fois notre énergie spectrale absorbée, nous disparaissons dans l’Oubli.
Je frissonne.
Dans mon dos, toujours cette étrange présence. Rien d’hostile, mais je n’ai pas la berlue, il y a bien quelque chose. Un frisson délicat court le long de mon échine et mon esprit s’emballe sans que je parvienne à saisir ce qui m’envahit. Une chaleur douce, presque rassurante, semble m'envelopper, elle s’accompagne d’un tiraillement bizarre. Un poids agréable et lourd qui pèse sur mon cœur. Mon âme elle-même paraît se tendre vers cette présence invisible, comme si quelque chose de fondamental en moi cherchait désespérément à s’y accrocher, à la reconnaître.
Pourquoi ai-je de telles sensations ?
Je ne comprends plus ce qui m’arrive.
Rien d’important, sans doute. Un état émotionnel étrange, dû à la situation.
Happée par ce qui se passe à l’intérieur de la bâtisse, je laisse tomber.
Lachlan MacTavish a un faible pour Beethoven, voilà qu’il vient de monter le son. Sinistre, lugubre. Y a que les vivants pour aimer des trucs pareils. Moi je rêve de Travolta, qui m’a tant fait danser de mon vivant.
Enfin pas ce soir.
Un sombre pressentiment agite ce qui reste de moi. Pas beaucoup, mais assez pour savoir ce qui m’incombe désormais.
Furieuse et tout aussi soucieuse, - disons-le, morte d’inquiétude-, je fonce retrouver mes comparses. Cette fois, il y a foule. Normal, le beau Enzo est attendu. Un bel Italien en Écosse, ça change. Pas de kilt, mais on lui pardonnera.
Alors que je m’apprête à fendre la foule, Ruby m’arrête.
— Tu en as mis un temps !
Puis elle ajoute, les sourcils froncés.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Que se passe-t-il?
— MacTavish, le nécro, il attend du monde. Ça sent mauvais pour notre petite fête. On ne peut pas faire ça ici. Il va rappliquer, c’est sûr.
Ruby scanne le cimetière et secoue la tête.
— Tu veux déménager la fête ? Mais où ?
— Je ne sais pas, dans les ruines du château ? C’est pas si loin.
— Tu rigoles ? Dans cet endroit maudit ?
— Maudit, maudit, c’est toi qui le dis.
Elle me jette un regard d’effroi.
— Moi, je te le dis. Les vieux fantômes racontent que les âmes des soldats qui y ont péri sont emprisonnées. Qu’ils ne rêvent que de vengeances. Alors, pour une ambiance de fête, tu repasseras.
Elle pose sa main transparente sur la manche de ma robe, adoptant une moue indulgente :
— On est bien entourés, regarde.
Elle désigne les spectres qui nous cernent désormais. La croix a recraché bon nombre d’invités. Certains arborent même le kilt. Sympa !
— Tu te fais du mouron pour rien. Il sera trop occupé à parader devant ses invités pour se soucier de nous.
Après avoir pivoté, elle volète jusqu’à l’attroupement. Je jette un dernier coup d'œil à la bâtisse inquiétante. Personne n’a encore franchi son seuil, mais est-ce que c’est rassurant ?
La nuit va être longue.
— Gigy, viens, claironne Margaret. Enzo est arrivé.
Grand, élancé, élégant, il a encore le regard perçant pour un mort et des cheveux argentés courts mais pas trop, coiffés en arrière, avec une précision parfaite. Sa peau, autrefois teintée du soleil de la Méditerranée, est maintenant d'une pâleur éthérée, mais son allure reste imposante. Il porte un costume trois pièces impeccablement taillé, en tissu italien de la plus haute qualité, sombre, avec des motifs subtils qui rappellent son esprit créatif. Une cravate en soie est nouée avec soin autour de son cou, et des gants de cuir noir complètent son look. Sa veste ouverte laisse entrevoir sa chemise blanche qui renforce la pâleur de son visage. Il a l’accent chantant du sud et parle avec ses mains, expliquant comment s’est passé son voyage et la bousculade dans les couloirs de l'entre deux mondes.
Il a ce petit sourire en coin, légèrement ironique, comme s'il savait que même dans l'au-delà, personne ne pourrait jamais surpasser son sens du style. Et bien sûr, toutes les fantômettes du cimetière battent des cils et se pâment devant lui. Nora la première, malgré sa timidité.
Je me faufile jusqu’à lui et, croisant les doigts pour qu’il me reconnaisse, je lui tends la main.
— Gillian, désolée pour mon retard, je suis ravie de vous accueillir à notre fête de samain. Ça fait un bail depuis le défilé de Glasgow.
— Glasgow ? Oh, je me souviens, l’équipe de soutien était affreusement bavarde ! On a fait un défilé là-bas, on y est plus revenus, me répond-il en agitant les mains.
Il ne se rappelle pas de moi.
Mon enthousiasme est douché. Au fond, je m’en fiche un peu là sur le moment. Parce que si mes inquiétudes se confirment, la fête va tourner court. Aucun fantôme n’a envie de croiser le chemin d’un nécromancien. Aucun.
Puis soudain, cette sensation étrange refait surface. Comme une pression douce derrière moi, une attention que je ressens, mais que je ne peux voir. Mon esprit vacille.
Et si c’était… lui ? Fin ?
Je me retourne d’un mouvement vif, le cœur qui n’existe plus battant à mille à l’heure. Pourtant, il n’y a rien, pas même une lueur spectrale. Juste le vide, et mon propre reflet qui vacille sur les voiles éthérés des autres fantômes. Je secoue la tête, tentant de balayer cette impression d'intimité absurde.
Soit je perds la tête, soit je suis en train de m’inventer des rêveries pour je ne sais quelle raison…
(Le personnage de Enzo, est le père décédé de Enzo Forza le personnage masculin principal de "mon faux fiancé et moi" de Eva Baldaras, paru aux éditions Alter Real)
« Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, intégrale ou partielle réservés pour tous pays. L’auteur ou l’éditeur est seul propriétaire des droits et responsable du contenu de ce livre. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant droit ou ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle »
Comments