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Photo du rédacteurEva Baldaras

Chapitre 1 : Gigy

Minuit sonne, enfin.

Enfin façon de parler, parce que la cloche n’est plus dans le clocher depuis longtemps.

Il n’y a plus vraiment de clocher non plus. La vieille église n’a plus de toit, plus de vitraux, plus de bancs, plus de porte. Elle n’est plus qu’une silhouette fantomatique perchée sur la colline au milieu de la bruyère. Mais peu importe. Je les entends, moi, les cloches. Je les entends et surtout, je les attends. Comme tous les soirs. C’est le meilleur moment de la  journée. Façon de parler, une fois encore.


Je remonte à la surface, me faufile le long de la stèle, jette un coup d’œil à gauche, à droite. Personne encore. Je suis la première. Comme toujours. Trop curieuse, trop bavarde, trop pressée. Comme ce jour-là où j’ai traversé la route sans regarder. On ne se refait pas. Le cocher n’a pas pu freiner à temps.  Ce jour-là, ma vie d’humaine s’est arrêtée, mais celle de fantôme a commencé. J’ai bien trop à vivre pour aller roupiller dans un coin du paradis.


Le brouillard nappe le cimetière tout entier. Parfait. Il ne traînera plus personne par ici. De toute façon, la vieille église n’a guère de visiteurs. Depuis que la maison d’à côté, le siècle dernier, a brûlé, plus personne ne vient par ici. Un promeneur de temps à autre. Les moutons qui paissent dans la lande. Personne ne sait que ce petit coin d’Écosse est hanté et ça nous va bien, à nous, les occupants de la nuit. On n’a pas la côte de ceux qui hantent les châteaux et qui jouent les vedettes. C’est gage de tranquillité. Le jour. Parce que la nuit, c’est une tout autre histoire.


Je frôle mon épitaphe, rongée par la mousse, me perche sur la croix et prends un instant pour lisser mes cheveux. Je vérifie aussi que ma robe n’est pas froissée ; un vieux réflexe inutile. Quoique. On ne sait jamais. L’amour peut vous tomber dessus au coin d’une tombe. Il n’y a pas d’âge pour tomber amoureux. Surtout dans ma condition. C’est bien arrivé à la vieille Suzy, l’an passé.


Un petit saut en avant et me voilà dans l’herbe. C’est parti.


— Nora, Ruby, Margaret ? Vous êtes là ? Vous êtes prêtes ?


Aussitôt, le halo de mes meilleures amies éclaire les stèles voisines. Le temps qu’elles se matérialisent devant moi, je jette un œil sur la tombe voisine. Et soupire. Finlay MacKinnon n’est pas du genre bavard. Ni visible. Pas du tout. C’est bien simple, on ne l’a jamais vu pointer ne serait-ce que le bout d’un orteil. Trop timide ou trop snob, allez savoir. Pourtant je sais qu’il est là. Tout spectre sent la présence d’un autre. Pour la discrétion, on repassera. Plus de corps, mais un esprit perceptible par tous.  


Alors que je reste plantée devant la stèle, Nora pose ses mains sur mes épaules. Enfin c’est tout comme. 


— Tu espères toujours, hein?

— Je suis intriguée, c’est tout. C’est le seul fantôme à la ronde qui ne sort pas. Depuis le temps qu’il est là…

— Tu es vexée parce qu’il ne s’intéresse pas à toi, ricane gentiment Nora.

— Non, pas du tout ! 

— De toute façon, rétorque Margaret qui aime toujours rationaliser les choses parce que ça la rassure, il ne doit plus pouvoir le faire. 


C’est vrai. S’ils ne sortent jamais de leur sépulture, les fantômes perdent toute leur énergie spectrale. Sortir, bavarder, rire, pleurer avec les autres permet de conserver une enveloppe suffisante pour être visible. Et tout fantôme normalement constitué aime avoir une apparence. Ça lui rappelle sa vie d’antan. Et toutes les quatre, on n’a pas ce problème, on va encore bavarder toute la nuit. 


— C’est triste quand même, commenté-je. Il doit s’ennuyer.

— Peut-être qu’il purge une espèce de pénitence, suggère Margaret. On n’y a pas pensé, mais ça pourrait. 

— Depuis cent dix ans ? dis-je en regardant la date de sa mort gravée sur la pierre. Et s’il était victime d’une malédiction? 

Nora arrondit ses yeux d’un gris délavé. C’est la plus craintive de nous toutes. elle esquisse un signe de croix. 

— Ou alors il rumine comme le vieux Charly, relève Ruby, amusée. Mais dans son coin. 

Elle désigne du doigt le vieux Charly tout voûté, qui erre dans le cimetière et raconte toujours la même histoire. Comment il a perdu la vie en se noyant dans le loch tout proche. 

— À moins que son histoire soit si horrible qu’il n’ose la raconter à personne. Vous vous souvenez de Mairi ? Elle a mis si longtemps à oser ouvrir la bouche. 

Mairi loge dans une tombe à l’ombre de l’église. Son halo se teinte toujours de rouge quand elle pense à ce qu’elle a subi quand elle était vivante. Une éternité de regrets et de honte, quelle horreur.

— On pourrait l’aider ? soufflé-je assez fort pour qu’il entende. 

— Ah la la, voilà notre Gigy qui rêve encore, se moque doucement Nora. Tu as déjà essayé. Mille fois.  

Je hausse les épaules.

— C’est juste qu’on n’a pas trouvé une bonne raison pour le décider, j’en suis sûre. 

Parce que, nom d’un spectre, je n’ai pas l’intention de renoncer. Aucun fantôme ne devrait passer l’éternelle vie qui lui reste à se morfondre sous la terre. Non, aucun !

Soudain, les regards de mes amies se tournent de concert vers ce qui fut jadis la porte de l’église. Ils sont tous là. Les hôtes du cimetière. Tous sauf mon mystérieux voisin de la tombe d’à côté. 

— Ils ne manquent plus que nous, remarque Nora. Enfin toi, surtout, Gigy. Tout le monde compte sur toi, cette année.


Oui, c’est mon tour. Pour la fête de Samain, dans quelques jours, nous allons recevoir des invités. Et ce sera à moi de les accueillir. Quel honneur ! Ce soir, nous mettons au point la petite fête d’accueil, puis nous recenserons les tombes encore vides pour loger nos invités.


Je jette un dernier coup d'œil plein de regrets vers la tombe de Finlay l’invisible et murmure alors que mes amies trottinent vers l’église, en effleurant à peine le sol :


— Allez, Fin, un petit effort ! S’il te plaît. 



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1 comentario


becelam
01 nov

Très chouettes les illustrations! Et le 1er chapitre est prometteur 😊

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